Patrimoine et Innovation
questions de recherches
s/c Dep. Agricultural Economics- Agric Univ
of Athens - Iera odos, 75 - 118 55 Athens - Hellas
The scientific committee of the International Symposium "Basis of the quality of typical mediterranean animal products" describe the market situation of these products as follow:
"Ces produits font partie d'une culture qui donne l'impression d'être perdante en raison de la pression des grands groupes industriels agro-alimentaires qui, depuis des décennies, ont habitué les consommateurs à des valeurs dominantes comme la standardisation du produit, la constance de son goût au cours de l'année et l'aversion de goûts typiques marqués.
Le poids économique de ces groupes leur permet d'utiliser au mieux le progrès scientifique, d'influencer les politiques de recherche et d'appliquer des méthodes commerciales ou de marketing très efficaces" (Morand-Fehr & ali., 1996).
On sera aussi d'accord avec ces auteurs quand ils énoncent que "seuls sont arrivés jusqu'à nous les produits qui ont su évoluer" et donc que, dans l'avenir, ces produits "ne pourront se maintenir et se développer que s'ils savent s'adapter aux exigences du marché tout en maintenant leur spécificité et leur authenticité"
Notre courte contribution, conçue comme préparatoire à un échange de vues sur les méthodes et besoins de la recherche en matière de valorisation des produits de l'élevage ayant une dimension patrimoniale.
I - DES PRODUITS PATRIMONIAUX -( Products with heritage ?)
1 La civilisation pastorale méditerranénne
Il est manifeste qu'une civilisation très dynamique et créative a su tirer partie des conditions naturelles du pourtour de la Méditerranée pour développer un système agro-sylvo-pastoral très original qui marque encore fortement aujourd'hui la typicité de certaines spéculations (Olivier, Châtaigne, Blé dur, Vigne, Elevage) et de leur produits.
L'Elevage méditerranéen n'est pas resté à l'écart de cette créativité et il se caractérise par des filières d'élevage (production et produits) rarement rencontrées ailleurs :
Ces caractéristiques systémiques communes ont généré une gamme de produits très riche que Barberis & al., 1992 évaluent actuellement à "1.000 à 1.500 fromages, 500 saucissons, viandes et poissons conservés, un millier de miels, huiles, fruits et légumes ...... et quelques 5.000 petits vins de pays".
Cette palette de produits constitue un véritable patrimoine, une importante contribution de la culture méditerranéenne à la diversification des goûts et des manières de consommer et de vivre des Européens et bien au-delà.
Les dimensions culturelles de ces produits et de la manière de les consommer sont démontrées par le large appel aux images de la Méditerranée que la publicité utilise pour développer le marché des produits d'imitation. Trouve-t-on une "fausse Feta" (souvent sans aucun lait de petit ruminant) qui ne mobilise pas une représentation non ambiguë de la Grèce - consonance, monument, cadre naturel, etc.) ?
2 Des produits bio-culturels
Ces produits font partie (et il en a existé ou existe encore tout autant dans les autres grandes civilisations) de l'ensemble des produits qualifiés de "traditionnels", de "typiques", de "spécifiques".
Notre but n'est pas de prendre partie dans ce champ sémantique d'autant plus imprécis au niveau européen qu'il soulève non seulement des problèmes de traduction mais de perception liée à la culture (par exemple, si le caractère "fermier" est perçu positivement par la plupart des consommateurs français, sa traduction simple en espagnol véhicule une image plutôt négative ; la même positivité serait rendue par "artisanal"). On remarquera toutefois que les termes de "réputation" et de "traditionnels" sont utilisés, sans définition, dans les règlements communautaires (92/2081 et 2082) consacrés à leur protection.
Pour notre part, nous retenons d'aborder tout produit (y compris ceux de l'univers industriel) chacun comme des produits bio-culturels ; formulation raccourci pour désigner un système articulant
- un (ou plusieurs) processus agro-biologique et technologique (un fromage est défini comme un bio-réacteur pour les technologues),
- des échanges économiques au sein d'une filière aux caractéristiques spécifiques à plusieurs de ses maillons,
- un système de régulations et de coordination de l'action des divers acteurs et opérateurs,
- des compétences techniques, commerciales (savoir vendre) et organisationnelles.
Cet ensemble constitue, dans le cas des produits typés, une véritable culture technique locale (liée à un lieu) et héritée (liée à une histoire particulière) par transmission directe de pratiques, de savoir faire, de tours de main, etc. C'est par cette voie que le ou les produits de cette culture localisée sont parvenus jusqu'à nous, avec des pertes, des évolutions, des dérives, des innovations.
Il est évident que la mobilisation des produits
typés que beaucoup qualifient de patrimoniaux pour
participer au développement de l'élevage, notamment
en zones défavorisées, ne saurait se concevoir sans
une adaptation raisonnée de certaines des composantes de
cette culture technique aux paramètres essentiels du monde
actuel.
3 Valeur ajoutée et filière
On lit très souvent dans des articles que ces produits patrimoniaux sont générateurs de valeur ajoutée (d'un supplément de valeur ajoutée) voire d'une rente économique liée à leur exclusivité. Il est trop souvent laissé à croire que cette création de valeur ajoutée serait automatique. Il suffirait d'une protection pour créer automatiquement cette différence.
Le séminaire auquel ce texte est destiné permettra de clarifier cette "fausse bonne idée" et d'expliciter un peu mieux les relations de cause à effet et les conditions à réunir.
Un seul exemple concernant les laits de petits ruminants : J'ai rappelé (Vallerand, 1996) que, corrigés en fonction de leur richesse relative en éléments destinés à la fabrication fromagère (Matières grasses et protéïques) les laits de brebis et de chèvres sont payés, en Europe, environ 30 % plus cher que celui de vache. Il existe donc bien un bonus de valeur ajoutée pour l'éleveur de petit ruminant laitier.
Mais cela veut dire aussi que les progrès de la technologie fromagère et du marketing risquent de venir réduire ce bonus quand les industries laitières pourront faire du fromage proche du goût brebis avec du lait de vache retravaillé et ensemencé en extraits mimant la typicité (ex : yaourts "type grec").
Le cas de l'économie laitière grecque d'aujourd'hui nous fournit une autre piste pour notre réflexion : le lait de vache, acheté 100 drachmes au producteur est revendu en lait frais pasteurisé à près de 300 aux consommateurs. Alors que le lait de brebis, acheté 210, est valorisé sous forme de Feta (fromage dominant) l'équivalent de 350 drachmes alors que dans cette seconde filière il faut organiser tout le procès de transformation fromagère. Ce mode de partage de la valeur ajoutée entre les trois secteurs d'une filière (Production, Transformation et Commercialisation) est plutôt classique mais ses conséquences prendraient une toute autre ampleur, si rien n'était fait, dans le seul pays où les laits de petits ruminants sont majoritaires (59% des laits produits en 1996)
L'ensemble de la filière concernée
par un produit (avec ses trois secteurs) doit être analysé
comme un système organisé pour comprendre la répartition
entre les 3 secteurs de la création de valeur ajoutée
et comment cette partition est régulée (conflits,
organismes de médiation, rôle des instances étatiques
et du marché).
II - EXEMPLES DE RE-QUALIFICATIONS
Pour cette brève note, nous avons retenu la technique du témoignage en expliquant quatre situations d'élevage bien connues du rédacteur et dans lesquelles un produit patrimonial a fait l'objet d'un travail d'adaptation au monde actuel. Nous chercherons surtout à illustrer la contribution de la recherche au sein du processus.
1 Les circuits de commercialisation des produits fermiers en Grèce
Bien que la réglementation grecque ne connaisse pas les produits fermiers, ceux-ci représentent la forme de commercialisation (avec l'autoconsommation) d'environ 500 millions de litres de lait de brebis et de chèvre, la moitié de la production, et de bien d'autres produits (huiles, miels, etc.). Anthopoulou et Goussios (1994) évaluent ainsi pour l'île de Lesbos qui fabrique du Ladotiti (AOP) ce que reçoit un éleveur de brebis, en Ecus par Kilo de fromage : 3.3 s'il livre son lait, 5.8 Kg s'il fait son fromage et le vend dans les épiceries de l'île et 6.5 s'il vend son fromage à Athènes.
Le programme FAIR PL 360 (en cours) cherche à caractériser à la fois ces produits fermiers sur le plan organoleptique et les pratiques de commercialisation.
La commercialisation des produits fermiers se fait par l'intermédiaire de réseaux a-typiques de distribution, basés sur des relations privilégiées entre producteur et consommateur, et toujours très actifs en Grèce car l'exode rural y est récent :
- relation familiale directe ; les parents ruraux fournissent les enfants urbanisés,
- relation amicale ; appartenance au même village d'origine,
- relation communautaire ; appartenance à une même communauté (les Valaques, les insulaires telle île).
Ces réseaux sont souvent très organisés, stables (débouchés réguliers) mais non institutionnalisés.
On perçoit la difficulté que rencontrent ceux des produits fermiers qui veulent se développer en étant distribué simultanément par ces réseaux et dans les circuits commerciaux classiques (divergence des signes d'appréciation de la qualité).
2 Maîtriser le procès technologique et la typicité d'un fromage fermier
Le fromage de Venaco, l'un des plus réputés de Corse (au lait de brebis ou de chèvre) est un produit fermier. Les éleveurs accumulent donc les 3 fonctions d'une filière : produire, transformer, vendre. Ce qui les rend économiquement assez performants mais, sur le plan sociologique, très indépendants les uns des autres ; chacun a besoin de maintenir son réseau de vente directe et a tendance à considérer que son fromage est le meilleur et/ou le plus proche de la tradition.
La recherche (INRA-LRDE) a travaillé directement avec quelques uns d'entre eux pour dégager des innovations technologiques et organisationnelles. Le but est d'organiser, par paliers progressifs (ce que nous appelons un itinéraire de développement) une petite filière collective, sans adultérer la qualité et la typicité du fromage.
Le caillage s'est révélé le principal point doublement critique (cf ci-dessous III-2) et nous avons sélectionné, avec les spécialistes de microbiologie laitière de l'INRA-Jouy une gamme de levains lactiques donnant des caractéristiques gustatives proches de celles recherchées par les éleveurs (orientation de la recherche technologique par les critères de l'éleveur). La culture et la distribution régulière de ces levains aux éleveurs nécessite une procédure de contrôle de l'activité des bactériophages et de changement de souches. La maîtrise technique suppose une chaîne complète de collaboration entre éleveurs, techniciens, chercheurs de terrain et chercheurs microbiologistes.
L'étape suivante est la sélection, à partir des laits et des fromages de la région, de levains "spécifiques", ceux sélectionnés par les pratiques traditionnelles des éleveurs. Cette innovation technologique doit surtout permettre de rendre les éleveurs plus solidaires et les aider à organiser leur petite filière. Construction d'un projet collectif qui, selon la pratique française des Protections, est un préalable à une demande formelle de AOP (PDO) ou IGP (PGI).
3 Créer un produit gastronomique à partir d'un produit patrimonial
Tous les porcs élevés en Corse de façon extensive sont destinés à la fabrication, par les éleveurs eux-mêmes, de "charcuterie sèche" fermière très appréciée et recherchée.
Quelques jeunes producteurs fermiers se sont regroupés pour produire un "saucisson corse" de qualité supérieure pour le vendre à un prix supérieur (supplément de valeur ajoutée). La recherche les a aidé à faire converger leurs pratiques pour qu'ils élaborent un produit aux caractéristiques assez proches mais leur a aussi proposé le challenge de créer un produit "virtuel", inexistant dans le patrimoine technique existant mais issu de lui, un "saucisson gastronomique". Il s'est agit de créer une niche commerciale en sélectionnant les clients : comme ceux qui viennent acheter à la propriété leur vin, ceux des foires gastronomiques et de travailler avec les "chefs" de la grande cuisine française.
Le produit doit être construit (mettre au point les références et le procès) car il n'existe pas localement d'expérience en matière de report long (plus d e6 mois) des saucissons fermiers. Ce report permet un affinage plus lent et subtil en arômes mais aussi de désaissonner la production.
4 La re-qualification d'un village en haut lieu de l'élevage ; Metsovon
Le développement réussi de ce gros village, isolé, en pleine montagne de la Grèce continentale est un bel exemple, étudié par Goussios, 1993 , d'une conversion réussie de tout un ensemble de produits de la civilisation pastorale valaque. Soutenu par une Fondation très active (et très peu par la recherche), ce village d'éleveurs a basé son économie sur la construction et la valorisation méthodiques de sa réputation de haut lieu de l'élevage. Fromage particulier (qui vient d'obtenir une AOP), couvertures, instruments de pasteurs, objets en bois, vêtements pour les groupes folkloriques, etc. complètent et soutiennent sa transformation en lieu de tourisme qui joue fortement sur les valeurs patrimoniales et les représentations qu'ont les citadins d'une civilisation en voie de disparition.
Ce qui apparaît remarquable c'est la manière
dont le processus de conversion a tenu compte des compétences
professionnelles des divers métiers et les a orientés
vers des objets re-conçus en partant du patrimoine des
Valaques. Les objets (bâtons de pasteurs, fromages, couvertures,
etc.) ont été modifiées en surface et poids
pour tenir compte des contraintes des touristes et des acheteurs.
Dans ce cas aussi, la diaspora Valaque a été mobilisée
pour constituer dans les bourgs et villes des relais de diffusion
et vente des productions du village;
III - CONTRADICTIONS A GERER, RECHERCHES A DEVELOPPER
Sous une forte diversité des situations, on reconnaît une stratégie commune à tous les cas : rechercher et organiser un avantage concurrentiel localisé et durable.
On retiendra de ce qui précède que la typicité d'un produit n'est ni un don de la nature ni un cadeau des pouvoirs publics (reconnaissance, protection). Cette source potentielle de valeur ajoutée supérieure ou même d'une rente est un construit social, une organisation (au sens générique et systémique du mot), qu'il faut actualiser régulièrement pour que l'avantage se maintienne dans un monde qui change.
Pour structurer la présentation des questions dont la recherche devrait se saisir, probablement de façon plus soutenue et engagée, nous les présenterons sous forme de contradictions que les décideurs et acteurs de ces filières (souvent de taille modeste) doivent affronter. On s'apercevra ainsi que ces contradictions de la décision correspondent souvent à des controverses fécondes pour la recherche.
1 Jusqu'où objectiver la typicité d'un produit ?
Disposer d'une méthode analytique qui permettrait de prouver sans aucun doute le caractère unique (à la fois ses liens au lieu d'origine et son procès d'élaboration) d'un produit fini (au stade du commerce) est le rêve des responsables d'une telle filière. Peut-on trouver une molécule ou un ensemble réduit d'analyses permettant d'attester que ce fromage a été fait avec du lait de telle région et selon la technologie héritée ?
De nombreuses recherches récentes montrent qu'on peut fournir des méthodes pour détecter des imitations qui n'utilisent pas l'intégralité du procédé de production et de transformation. On sait, par exemple, discriminer sur des fromages affinés des produits au lait cru de ceux au lait pasteurisé, ceux faits avec des laits d'animaux à forte alimentation herbacée par rapport à des élevages intensifs, des variétés de présure et les souches de levains naturels. On commence à pouvoir établir des relations entre les caractéristiques édaphiques et botaniques d'un terroir et les profils sensoriels de certains fromages (type Gruyère, Comté, cf Grappin & Coulon, 1996).
Est ainsi ouvert le grand dossier de la "traçabilité", mot et démarche que la crise de la filière viande liée à la "vache folle" ont rendu populair car est ainsi rejointe une exigence moderne et croissante des consommateurs. Traçabilité qui relève en fait des catégories plus générales de l'administration de la preuve et de la mise à l'épreuve.
Il va sans dire que le développement de telles recherches analytiques est une nécessité mais il me semble nécessaire de s'interroger aussi sur les conséquences à long terme pour les produits patrimoniaux de la généralisation de ce recours aux analyses.
La mise à l'épreuve dite objective
est celle qui correspond aux produits industriels, et c'est même
pour eux la seule, mais elle n'est pas suffisante pour les produits
patrimoniaux. Pour ces derniers cette épreuve objective
n'est que défensive (détecter les imitations), leur
qualification procède d'une autre logique (cf ci-dessous
4)
2 Jusqu'à quel seuil réduire la variabilité des produits patrimoniaux ?
Par nature, la variabilité des produits patrimoniaux est très forte, non seulement entre producteurs mais, chez un même producteur entre années et souvent aussi entre saisons. Il faut d'abord reconnaître que l'uniformité et la constance ne sauraient être des objectifs ; ce sont ceux des produits industriels. Les consommateurs savent, dans beaucoup de pays, apprécier une certaine diversité entre divers produits présentés et ne considèrent pas comme des défauts leurs formes variables, rugueuses, imparfaites. Les techniques de mise en marché doivent pouvoir valoriser et organiser ces écarts (exemple du vin qui va jusqu'à différencier sur les étiquettes des dénominations, des crus, des producteurs, des années).
Cependant une certaine homogénéité est nécessaire surtout pour ceux des produits typés qui veulent dépasser la clientèle des parents ou des connaisseurs.
Des méthodologies proches dans leur esprit de la méthode HACCP (détection des points critiques) ont été mises au point avec succès pour réduire les pertes, limiter les principaux défauts et introduire des innovations respectant le caractère patrimonial. La recherche doit cependant veiller à bien distinguer les points critiques qui relèvent d'une maîtrise sanitaire et technique (HACCP classique) et les "points critiques patrimoniaux" qui déterminent la typicité du produit. En particulier, la matière première utilisée est-elle substituable (achetée ailleurs) ou non (produite localement) et transformée selon un cahier des charges précis ?
A titre d'exemple, si la maîtrise technique et sanitaire d'un produit de charcuterie sèche commence à l'abattage des porcs, la qualité et le caractère unique du jambon ou saucisson final dépend de la race élevée, des interactions entre son développement (dépôt de tissus) et son alimentation (aliments interdits, aliments obligatoires, aliments neutres) à plusieurs stades, de son âge et de la saison d'abattage, puis de manière de faire la charcuterie proprement dite (adjuvant, température, % des divers tissus, techniques de salage, de sèche, d'affinage, etc.)
Cette démarche d'explicitation de ce qui était auparavant des pratiques tacites d'un "cahier des charges" est nécessaire pour définir parmi les producteurs et les entreprises celles qui peuvent bénéficier légitimement du droit au patrimoine (dénomination), et est indispensable si le produit patrimonial veut sortir de sa région d'origine. Elle peut déboucher sur une demande de certification (ex AOP, IGP).
Il ne faut pas occulter que, si elle accroît la constance du produit, elle risque de le normaliser en favorisant sa conformité à un standard.
3 Quel équilibre trouver entre formes de distribution ?
Initialement ces produits étaient distribués par les réseaux de parents, de concitoyens, de communauté. Dans de telles transactions (monétarisées ou non) la confiance s'établit par connaissance directe entre le producteur-vendeur et le consommateur. Nous sommes en présence d'une forme domestique de coordination : ce sont les personnes qui se qualifient mutuellement et la transaction sur le produit est secondaire. Cette forme recouvre encore l'essentiel des transactions de beaucoup de produits patrimoniaux, notamment dans le monde méditerranéen.
L'insertion de produits patrimoniaux dans d'autres formes de distribution pose le problème du transfert de la réputation. Quelles épreuves de qualification sont adaptées aux caractéristiques de ces produits dans les univers industriels et marchands ? Au sien du premier la coordination des actions est assurée par l'explication complète des procédures alors que dans le second univers, la coordination se fait par l'articulation entre offre et demande par l'intermédiaire des prix.
L'objectivation totale de la typicité d'un produit n'est pas possible (cf ci-dessus 1). D'autre part la confrontation à l'univers marchand nous conduit à garder à l'esprit que la valeur ajoutée supérieure est d'abord créée par la rareté du produit, assise sur sa réputation et ses qualités patrimoniales.
Si pour les produits patrimoniaux méditerranéens de grande notoriété (Feta, Roquefort, Pecurino romano, Jambon de Parme ou Jabugo, etc...) la confrontation de la filière spécifique au marché est déjà organisée (et évolue), pour les très petites filières et pour les produits fermiers la question stratégique de la confrontation au marché est délicate. En clair, pour beaucoup de producteurs fermiers, leur activité participe pour tout ou partie de l'économie souterraine. Quels avantages peuvent-ils espérer tirer d'une entrée (plus ou moins partielle ? pour certains produits et pas pour d'autres ?) dans l'économie formelle.
Au sein d'un même produit patrimonial, il existe de nombreuses situations où co-existent en fait des formes différentes de sous-filières (producteurs fermiers, petites entreprises locales, entreprises d'envergure nationale). Comment organiser leur co-habitation pour défendre le patrimoine ? Ces sous-filières ont-elles besoin des mêmes épreuves de qualification du produit commun ?
Depuis quelques années, on observe même que les grandes firmes (laitières par ex) développent recherche, infrastructures et produits "nouveaux" pour différencier leur gamme en imitant (voire en plagiant) les produits typés. Comment là aussi organiser la confrontation des épreuves de qualification ?
4 Quelle protection du caractère patrimonial adopter ?
La mise en place, ou la consolidation, d'un système de certification (label, appellation, indication de provenance, ..) est une démarche qui permet une meilleure mise en marché d'un produit typé.
Les règlements européens 92/2081 & 2082 (qui ont commencé à entrer réellement en application en juin 1996) définissent, pour l'ensemble de l'espace de l'Union, de tels outils (AOP, IGP, STG).
La manière dont les divers pays s'approprient concrètement ces systèmes de protection, fait l'objet d'un programme de recherches en cours (FAIR 95/306).
Nous rappellerons seulement ici trois choses
Tout cela revient à considérer que
dans cette situation la coordination des acteurs (divers métiers
concernés par une protection) est de nature civique
; ils ont à construire et à gérer "un
bien commun" qui comprend des êtres humains, avec
leurs compétences et des "vivants non humains"
(races, souches bactériennes, flore, etc.) dont on peut
penser que leur présence en cet état sur le territoire
est partiellement liée à l'activité des hommes.
5 Construire ou Signaler la qualité ?
La recherche a bien souvent des difficultés à dépasser la culture de son environnement politique et philosophique pour aborder de façon dialectique les deux grandes conceptions de la qualité en Agro-alimentaire qui s'affrontent au sein de l'Union européenne et au delà.
Une véritable confrontation de ces différences d'approche et une meilleure compréhension des diverses organisations concrètes des filières de produits typés et des services de qualification restent un champ largement ouvert à la recherche.
Une telle approche permettrait aussi de fournir des résultats plus probants concernant les interactions réciproques entre développement local et protection des produits typés.
De façon générale on constate
que la recherche se déplace de la "qualité
des produits" vers l'étude des "processus de
qualification" de ces produits qui consiste "à
attacher des attributs à des objets, à des personnes
et à l'environnement dans lequel ils sont situés".
"Se dessine ainsi un objet commun aux sciences sociales,
sciences techniques et aux juristes autour de la caractérisation
des objets pertinents pour l'action, des propriétés
des objets juridiques émergents (AOP, etc.) et de la réintroduction
des êtres présents mais non représentés
(consommateurs, collectifs, etc.) "