Valorisation économique des herbivores utilisés
pour la gestion des milieux naturels en France
France Drugmant
La disparition des pratiques séculaires de pâturage met
en péril la biodiversité de nombreux milieux ouverts jugés
intéressants : prairies humides, marais, tourbières, landes
et pelouses sèches... Afin de réhabiliter et de conserver
ces milieux anthropisés, il faudrait assurer la survie de ces pratiques
anciennes. On peut aussi les remplacer par des pratiques alternatives.
Dans cette optique , divers organismes gestionnaires d'espaces protégés
ont mis en place des expériences de gestion par la pâturage
extensif. Les espaces protégés ont acquis ces dernières
années un réel savoir-fair dans ce domaine. L'enquête
que je vais vous présenter s'intéresse plus particulièrement
à un aspect jusqu'à présent moins développé
: la dimension économique.
Mais avant de présenter l'étude, je souhaiterais exposer
brièvement le contexte dans lequel elle a été réalisée.
Cette étude a été réalisée dans le cadre
d'un réseau de recherche et de démonstration (programme life)
sur la gestion des espaces protégés par l'élevage
extensif. Ce réseau est dénommé E.S.P.A.C.E., pour
en Français « Entretien des Sites à Préserver
par des Animaux Conduits en Extensif » qui se traduit en Anglais
par « ». Ce programme, coordonné par la Fédération
des Parcs naturels régionaux, rassemble 31 sites pilotes dans une
démarche expérimentale commune de suivi de la gestion par
pâturage.
On s'était jusquà présent très peu intéressé
à la valorisation économique des animaux utilisés
pour la gestion des milieux naturels. Or, depuis quelques temps, les acteurs
de l'éco-pastoralisme rencontrent des difficultés grandissantes
pour écouler leurs jeunes animaux. Il nous semblait essentiel de
répondre à leurs interrogations. Le réseau E.S.P.A.C.E.
a donc réalisé un travail d'enquête en vue d'analyser
les pratiques de valorisation existantes et proposer des solutions pour
améliorer les débouchés économiques.
Un questionnaire a été adressé aux organismes de
protection de la nature et aux organismes agricoles français afin
d'identifier un échantillon d'expériences et d'établir
une typologie des stratégies de valorisation. Cette enquête
a été complétée par des contacts téléphoniques.
Nombre de questionnaires distribués : 1200
Nombre de réponses : 144
Nombre de cas de gestion répertoriés : 106
Nombre de projets : 35
Je vais vous présenter les principales conclusions de l'enquête
quant à la valorisation économique des troupeaux bovins,
équins et ovins élevés dans des espaces à préserver.
Valorisation des produits des élevages bovins
Cas des organismes gestionnaires propriétaires d'un troupeau
Dans ces troupeaux, la fonction première des bovins est le débroussaillage. La valorisation économique n'est pas une obligation, mais plutôt un moyen de limiter le coût de l'opération et de se débarrasser des animaux surnuméraires.
Augmenter la taille du cheptel.
C'est la première affectation des jeunes nés sur les sites.
Vendre des reproducteurs.
Lorsque le troupeau a atteint sa taille optimale, les gestionnaires essaient de vendre les jeunes : ces derniers poursuivront leur carrière de débroussailleur dans d'autres sites, chez des agriculteurs et plus rarement chez des particuliers. La vente aux agriculteurs est peu développée excepté pour le Highland cattle utilisé dans une optique de diversification et de meilleure utilisation des terrains pauvres.
Se lancer dans la filière viande
Lorsque les gestionnaires éprouvent des difficultés à vendre les animaux comme débroussailleurs, la valorisation sous forme de viande est envisagée. Le principal problème réside dans l'incapacité à alimenter un tel marché, même local, en continu. Les races rustiques, généralement mal conformées trouveront difficilement leur place dans ce créneau si on ne met pas en avant la qualité particulière de leur viande et de leur mode d'élevage.
Mettre un terme à la reproduction.
Enfin, pour éliminer ce problème de valorisation des jeunes
surnuméraires, quelques sites ont opté pour une non-reproduction
du cheptel, ou du moins une limitation de la reproduction au strict renouvellement
du troupeau.
Cas des éleveurs ayant passé une convention de gestion
avec un organisme de protection de l'espace :
Dans le cas de races améliorées, l'accès à
des espaces protégés n'influence pas le mode de valorisation
de l'éleveur. Il s'agit plutôt d'un moyen de réduire
son chargement, d'augmenter à moindre frais ses stocks fourragers
ou la taille de son troupeau.
De façon plus générale, les animaux détenus par les agriculteurs étaient, dans l'enquête, des cas de valorisation originale où la composante environnementale était très marquée. On va présenter deux exemples pour montrer comment il est possible, sous certaines conditions, d'allier rentabilité économique et protection de l'environnement.
Les points communs de ces systèmes sont :
- leur faible coût de production et le faible investissement initial
- la mise à disposition de terrains par un gestionnaire qui se décharge ainsi de frais d'entretien et de gestion,
- le faible coût du foncier pour l'agriculteur,
- la bonne insertion des exploitants dans leur région, ceux-ci
ayant réussi à créer un réseau leur permettant
d'écouler leur production.
Highland Cattle et visite à la ferme.
A la Ferme de l'Aurochs, l'agriculteur s'est lancé dans la diversification
de sa production. L'agriculteur ne s'arrête pas à la vente
de reproducteurs. Une activité d'accueil des touristes, de transformation
et de vente de viande en direct a également été mise
en place. La valorisation bouchère se fait sous la forme de viande
fraîche en saison d'affluence touristique, et de produits de longue
conservation tout au long de l'année (terrines, saucissons, plats
cuisinés).
Des Bretonnes-Pie-Noires en complément de revenu (Haute-Loire).
La mise en place progressive de cette activité agricole avait
pour vocation de compléter le revenu familial. Avec un cheptel de
Bretonnes-Pie-Noires, l'exploitation, située en Haute-Loire, repose
sur un système de plein air intégral et s'est constituée
à moindre frais, sans subvention. La valorisation du cheptel consiste
à vendre des reproducteurs femelles (10 à 15 reproducteurs
par an) et des veaux sous la mère. L'accent est mis sur la qualité
de la viande, ainsi que sur celle des reproducteurs choisis pour leur aptitude
à la marche en milieu difficile (estive située à 1300
m d'altitude, à laquelle les animaux accèdent après
une transhumance à pied de 25 km. L'exploitation compte également
des chevaux Mérens, vendus à des particuliers et des moutons
valorisés par la consommation familiale et la vente.
Le marché du reproducteur : quel avenir ?
On peut se demander quel est l'avenir du marché du reproducteur,
qui aujourd'hui est encore le principal mode de valorisation des jeunes
bovins nés dans les sites.
Le Highland cattle bénéficie d'une conjoncture particulière
par rapport aux autres races rustiques. Son look et sa réputation
de débroussailleur en ont fait un animal rare et cher. Un changement
de tendance semble cependant s'amorcer puisqu'aujourd'hui, le type d'animaux
mis sur le marché, mais également les prix, ont évolué.
Le marché de la viande et les races rustiques : quelles perspectives
de valorisation au regard des difficultés actuelles du marché
de la viande bovine ?
Etant donné la situation précaire du marché du
reproducteur, quelques gestionnaires se sont orientés vers la valorisation
bouchère de leurs troupeaux.
La crise de l'ESB (Encéphalopathie Spongiforme Bovine) ne doit
pas faire oublier que le marché de la viande bovine souffre depuis
des années d'un coût de production élevé et
de la désaffection du consommateur vis-à-vis de ce produit.
Alors que l'on s'accorde à dire qu'il est nécessaire de regagner
la confiance du consommateur, les gestionnaires peuvent s'interroger sur
la carte qualité ì 100% naturel î qu'ils
ont entre les mains. Le problème réside surtout dans la nécessité
d'un approvisionnement régulier afin de fidéliser la clientèle.
Selon les bouchers, il faudrait pouvoir fournir une carcasse par semaine.
Une alternative à cette nécessité d'approvisionner
le marché en continu consiste à présenter cette viande
au consommateur comme un produit de saison, correspondant à une
production « naturelle ». Des qualités
en matière de communication auprès du consommateur, ainsi
qu'une organisation rigoureuse des opérations de publicité
sont alors nécessaires. C'est d'ailleurs dans ce sens qu'a travaillé
le Parc des Vosges du Nord dont Arthur Letzelter ici présent nous
présentera la stratégie.
Valorisation des produits des élevages équins :
Cas des organismes gestionnaires d'espaces naturels possédant
un troupeau :
La valorisation des équins suit les mêmes voies que celle
des bovins : elle commence par une augmentation de la taille du cheptel,
suivie par la vente de reproducteurs ou d'animaux castrés. A la
différence toutefois que les gestionnaires ne possédant que
des races de petite taille ne se posent pas la question du débouché
ì viande î, qui reste d'ailleurs marginal en France.
A la quasi majorité, les animaux sont vendus avant l'âge
d'un an, à des organismes gestionnaires, des particuliers ou très
rarement des clubs. Le marché des particuliers et gestionnaires
est assez restreint. Les sites enquêtés admettaient avoir
de plus en plus de difficultés à écouler leurs jeunes.
La solution ultime, rencontrée dans quelques cas, consiste alors
à arrêter la production, temporairement au moins.
Vendre de reproducteurs : quelle alternative ?
La vente d'animaux aux clubs pourrait être envisagée dans
le cas de centres d'équitation de plein air. Les problèmes
soulevés par ce type de valorisation sont les suivants : la petite
taille des animaux proposés et la mauvaise adéquation entre
l'offre des gestionnaires (animaux non débourrés) et la demande.
Stratégies de commercialisation chez les éleveurs ayant
passé une convention de gestion avec un organisme de protection
de l'espace :
Parmi ces éleveurs, on a recensé des agriculteurs qui
élèvent des races lourdes dans un souci de conservation de
la race. La valorisation passe par la viande et la vente de quelques reproducteurs.
Ont également été recensés quelques éleveurs
de chevaux de loisir.
Enfin, quelques cas de contrats passés avec des relais équestres
sont été mis en évidence. Les relais mettent les chevaux
à disposition sur le site, l'hiver principalement afin de minimiser
les charges. Un des ennuis d'un tel système réside dans le
contrôle et la gestion de la pousse de l'herbe.
Valorisation des produits des élevages ovins
Cas des organismes gestionnaires d'espaces naturels possédant
un troupeau :
Le système de valorisation est assez proche de celui rencontré
pour les bovins, les différences étant principalement dues
à la petite taille de l'animal.
Le particulier : le mouton dans un cadre de consommation familiale.
Les particuliers sont cette fois-ci un débouché intéressant
: ils achètent l'animal en tant que ì tondeuse écologique î
et s'en débarrassent, à l'automne par exemple, à l'occasion
d'un méchoui entre amis.
Mettre un terme à la reproduction ?
Par rapport aux bovins, la valorisation par la viande possède
cette différence que l'animal, au vu de sa taille, passe facilement
dans un réseau de consommation familiale. Si les agnelles trouvent
généralement acquéreur en tant que reproductrice,
il n'en est pas de même pour les mâles qui sont en large excès.
On assiste parfois à une limitation de la reproduction.
Stratégies de commercialisation chez les éleveurs ayant
passé une convention de gestion avec un organisme de protection
de l'espace :
Le valorisation des jeunes consiste en la vente d'agnelles de renouvellement ou d'agneaux de boucherie. Pour ces derniers, l'agriculteur s'adresse à une coopérative ou maîtrise lui-même sa filière de commercialisation en travaillant directement avec des bouchers.
Des circuits de valorisation particuliers ont également été
mis en évidence, aux alentours de l'agglomération lilloise
notamment, où les cités ouvrières abritent des populations
musulmanes importantes.
La Marque « Parc naturel régional », un exemple concret de démarche alliant économie et aménagement du territoire
Dans certains cas, la qualité d'un territoire est identifiée par une marque. C'est le cas des Parcs naturels régionaux dont la marque est attribuée par l'état qui en délègue la gestion à chaque Parc. Pour l'attribution de cette marque à des produits, les Parcs se sont dotés de règles communes . Ses produits devront intégrer les valeurs fondamentales des Parcs à savoir les caractères « régional », « naturel », « authentique » et « artisanal ». S'étant dotés d'un règlement général d'utilisation commun, les Parcs vont pouvoir lier fortement des produits à l'origine et la qualité du territoire . En ce qui concerne l'élevage, les produits marqués intégreront la notion de gestion de l'espace. Des exemples existent déjà dans les Vosges du Nord, les Ballons des Vosges et le Vercors.
La gestion éco-pastorale des sites naturels était caractérisée par une quasi absence de références en matière de valorisation économique des produits d'élevage. L'enquête aura ainsi permis de mettre en évidence différentes stratégies que l'on peut classer en deux catégories : le recours aux associations ì éleveur / structure de protection de l'environnement î d'une part, l'acquisition de troupeaux par les organismes de gestion des espaces sensibles d'autre part.
Le premier cas est caractérisé par une complémentarité
entre les objectifs des deux parties, l'organisme réduisant ses
frais d'entretien du site et l'éleveur augmentant sa surface et
son disponible fourrager moyennant une très faible contribution
financière. Dans le second cas, la destination première des
herbivores n'est plus la commercialisation et les logiques en terme de
valorisation s'en trouvent bouleversées.
Aujourd'hui, le marché de la vente du reproducteur-débroussailleur évolue vers la saturation. Or, des initiatives individuelles de quelques sites montrent que des perspectives de valorisation existent en dehors de la vente de ì débroussailleurs î.
Pour les ovins et les bovins notamment, il s'agit de réseaux
locaux d'approvisionnement en viande auprès de particuliers ou de
restaurateurs et bouchers (cas des Vosges du Nord). Pour confirmer et consolider
ce débouché, il sera à l'avenir primordial de résoudre
des problèmes tels que : la capacité à amener des
animaux élevés sur les sites à un niveau d'engraissement
compatible avec une valorisation bouchère, la capacité à
alimenter en continu un petit marché ou à créer un
marché saisonnier, la définition que l'on donne à
un produit, en terme d'image mais aussi en terme de qualité organoleptique.
C'est dans ce sens que doit s'orienter la recherche. L'enjeu dépasse
largement le cadre des espaces protégés . L'agriculteur en
tant que premier gestionnaire de l'espace est prioritairement concerné.
L'utilisation de l'élevage extensif et sa valorisation par la mise
en place de labels et de mesures incitatives spécifiques devraient
permettre de concilier pratiques agricoles, économiquement rentables,
et environnement. Les espaces protégés constituent en cela
des laboratoires privilégiés de ces expériences. Cependant,
pour asseoir leur crédibilité, l'intégration des facteurs
économiques est indispensable.